CR 05 01 06_Sagas

Publié le par Sandra Provini

 

 

Compte rendu de la réunion du 5 janvier 2005

 

 

Présent(e)s : Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Perrine Galand-Hallyn, Olivier Gouchet, Gabrielle Lafitte, Claire Montanari, Olivier Pédeflous, Arnaud Provini, Sandra Provini, Louise Zaiche.

 

 

 

 

 

Exposé d’Olivier Gouchet sur les « littératures héroïques scandinaves »

 

 

 

La question qui se posait d’emblée avec un tel sujet était le problème de l’application de l’adjectif « héroïque » à une civilisation n’ayant pas du tout la même conception de l’héroïsme que les sociétés médiévales romanes, desquelles découle principalement notre conception moderne de l’héroïsme. Le conférencier a donc d’abord présenté brièvement la civilisation scandinave médiévale, et la littérature à laquelle elle a donné naissance, avant d’aborder plus précisément les sagas.

 

            D’où viennent les textes de la littérature scandinave médiévale, ou plutôt comment nous sont-ils parvenus ? Les plus anciens manuscrits datent du XIIIe siècle, mais les textes ont pu être composés beaucoup plus tôt. On connaît assez mal l’histoire des manuscrits, souvent incomplets, retrouvés par hasard, ou recomposés au XVIIe siècle à partir de différentes sources. Heureusement, on peut procéder à des recoupements pour combler un certain nombre de lacunes. Les renseignements sur les auteurs de ces manuscrits, les Scandinaves de la période médiévale, ne sont pas beaucoup plus nombreux. Ils sont évoqués par quelques sources latines : César en parle dans la Guerre des Gaules, mais ce sont des renseignements assez peu fiables, faussés par la visée auto-apologétique de l’œuvre ; de plus l’auteur confond complètement Celtes et Germains, comme le feront plus tard les romantiques français. Tacite dans sa Germanie est peut-être plus précis, mais là encore la description est orientée, car  l’auteur cherche à ranimer les vieilles vertus romaines par la description des vertus guerrières germaniques. Pour les sources médiévales occidentales, on trouve surtout Didon de Saint-Quentin. Les sources les plus fiables sont finalement celles des Scandinaves eux-mêmes : l’Islande était le conservatoire des lettres et des langues du Grand Nord ; le norrois, langue parlée et écrite dans l’Islande et la Norvège médiévale, est la langue de la plupart des manuscrits ; il reste peu de textes en vieux suédois ou vieux danois. Les Lándmanabók, ou « Livres de le Colonisation de l’Islande », rapportent comment, suite à l’unification de la Norvège sous le sceptre d’Harald, certains opposants politiques préfèrent quitter le pays et émigrent en Islande, découverte quelques années plus tôt. Les Lándmanabók racontent l’histoire des ces émigrés, qui s’est établi où, avec diverses anecdotes. Il faut signaler, dans l’histoire de l’Islande, l’établissement de l’Althing, le Parlement des hommes libres (bondi), en 930. C’est cette assemblée qui votera la conversion au christianisme, laquelle marque le passage à une littérature écrite, puisque l’Eglise apporte l’alphabet romain et le goût des lettres. Ce sont souvent les clercs qui consigneront par écrit la tradition littéraire orale, dont la plus vieille source est la poésie scaldique. Celle-ci est un exemple de virtuosité ni épique ni héroïque à la louange de grands personnages, mais comporte de très rigoureuses contraintes formelles, et s’exprime toujours de façon contournée par des systèmes compliqués de métaphores. On ne peut évoquer la littérature islandaise sans présenter sa plus importante figure, l’écrivain et homme politique Snorri Sturluson. Il est l’auteur d’une des deux Eddas, celle dite « en prose », ouvrage de poésie scaldique qui avait pour ambition d’être une sorte de « manuel » à l’usage des scaldes. A cette fin l’auteur répertorie les métaphores et les images traditionnelles, et fournit des explications sur leur origine. Il passe ainsi en revue la plupart des mythes anciens, et cite en exemple d’autres poèmes scaldiques. Son Edda est une source d’information essentielle sur la poésie et les anciens mythes norrois. La dernière partie est une louange du jarl Skali, qui utilise tous les types de strophe connus du genre. L’autre Edda, dite poétique, plus ancienne, est un recueil de textes pour moitié poétiques, pour l’autre héroïques, traitant surtout des exploits légendaires de Siegfried. Elle a été traduite en français par Régis Boyer.

 

Après ce panorama de la civilisation et de la littérature islandaise, le conférencier a abordé ce monument de la littérature islandaise médiévale que constituent les sagas. Il faut rappeler que les textes des sagas, composés pour l’essentiel au XIIIe siècle, ont été menacés de disparition, notamment du fait de la domination norvégienne, puis danoise sur l’île, d’autant plus que la langue dans laquelle ils sont composés a été oubliée des autres peuples nordiques. Au XIIIe siècle, Arnas Arnaeus, l’un des personnage que Laxness met en scène dans La cloche d’Islande, sauve les manuscrits, qui brûlent dans l’incendie de sa bibliothèque et qu’il réécrit de mémoire. Il faut attendre les romantiques allemands, nostalgiques de leurs origines, pour que les sagas soient remises en lumière.

 

Les sagas semblent être les textes héroïques par excellence. Cependant une double originalité les caractérise : elles sont composées en langue vulgaire, et en prose. Selon Olivier Gouchet, la saga est au « point de confluence d’un art de dire et d’une mentalité, une conception de l’homme dans le monde ». Les sagas mettent en scène des héros. Mais sont-ils héroïques ?

 

Il est nécessaire de partir du mode de vie des anciens Islandais pour comprendre ces récit qui les ont passionnés (les sagas étaient lues pendant les fêtes). La société islandaise ignorait la féodalité. Sans roi, ni pouvoir exécutif, elle était organisée autour de l’althing, l’assemblée des hommes libres qui élisait pour trois ans « l’homme qui récite la loi ». C’était une société de paysans avares, dont la vie était rythmée par les procès les opposant, ainsi que par des vengeances meurtrières. Remarquons d’emblée que ces vengeances n’étaient pas héroïques mais pragmatiques : on fait du tort comme on peut à celui qui nous a offensé, et il est tout à fait possible de l’attaquer à quinze contre un. Outre les combats d’homme à homme, les Islandais placent leur fierté dans leur capacité à boire, dans des batailles de chevaux ou dans des duels verbaux. L’intelligence est valorisée : les anciens islandais auraient sans doute préféré Ulysse à Ajax. Les « hauts faits » tels que les conçoit l’épopée gréco-latine sont peu fréquents dans les sagas.

 

On rencontre cependant quelques exemples de grossissement héroïque, ainsi dans la Saga d’Egill (chap. 31), où le héros âgé de trois ans rejoint à cheval et s’impose à une fête à laquelle il n’était pas invité en raison de sa tendance à s’enivrer. Le conférencier a aussi abordé la question de l’héroïsme au féminin. Si les femmes islandaises n’avaient pas les mêmes droits que les hommes, elles pouvaient divorcer si elles estimaient que leur mari, par sa lâcheté, ne leur faisait pas honneur. Il existe des femmes héroïques dans les sagas, qui prennent les armes pour venger leur mari. Lecture a été faite du chapitre XI de la Saga d’Erikkr le Rouge, où une femme enceinte fait fuir à elle seule une troupe d’indigènes de la baie d’Hudson en frappant ses seins dénudés du plat d’une épée.

 

Cependant, il faut analyser la conception qu’ont les Islandais de l’héroïsme en fonction de leur conception de l’existence. Réussir sa vie est pour un ancien islandais découvrir le talent particulier que le destin vous a accordé (ce peut être parler, courir vite, etc.). Chacun a une valeur bien définie. Il lui est nécessaire de faire reconnaître cette valeur, ce talent par les autres. L’heroïsme consiste alors en être pleinement soi-même, (c’est ainsi que l’on doit comprendre le concept de volonté de puissance de Nietzsche, plutôt que comme soif de pouvoir sur les autres), fidèle à soi-même et à l’image qu’on donne de soi, jusqu’au bout, sans concession, sans compromis, sans fléchissement, quoi qu’il en coûte, y compris la vie. Dans cette perspective, Olivier Gouchet suggère qu’un exemple de héros « parfait » serait fourni par Skarphedinn dans la saga de Njall (ce qui montre bien que l’intérêt des auteurs de sagas ne va ni à la bonté ni à la morale).

 

L’héroïsme consiste aussi à n’exprimer ni douleur ni sentiment. Les sagas se caractérisent par l’understatement : « ils s’aimaient beaucoup » peut désigner un amour passionné. On peut rattacher l’humour froid présent dans ces textes à cet impératif d’éviter l’émotion en entretenant une distance par rapport aux autres et à soi-même.

 

Le héros de saga est bien différent d’un Achille ou d’un Roland, entourés d’une aura de jeunesse et de force et morts au sommet de leur gloire. Grettir, dans la saga éponyme, voit certes sa valeur et sa force extraordinaire reconnues et appréciées, mais cet Hercule a peur du noir et est objet de pitié. Egill, ce fabuleux héros, auteur d’extraordinaires exploits dès l’âge de trois ans, devient un vieillard décrépit qui se tourne lui-même en dérision dans des strophes scaldiques.

 

En définitive, le jeu de l’intelligence plaît plus que l’héroïsme. Le héros de saga n’est jamais un fier-à-bras. Laxness a composé une Saga des fierabras où il ridiculise les héros traditionnels, marquant sa désapprobation vis à vis de l’héroïsme.

 

 

 

La discussion a porté notamment sur deux points qui différencient les sagas islandaises des épopées de l’antiquité gréco-romaine.

 

La société islandaise n’est pas une société du bien et du mal, mais une société d’ordre. Ainsi, si l’on s’attaque seul à une bande armée, c’est courageux si l’on gagne, c’est idiot si l’on est tué. De même, il n’est pas blâmable de s’attaquer à plusieurs à un homme désarmé pour se venger de lui : cet homme est bête d’être sorti sans protection alors qu’il se savait menacé.

 

Le style des sagas est à l’opposé de l’amplification, l’une des caractéristiques du style élevé propre à l’épopée. Le texte est composé de phrases courtes, la subordination y est très peu fréquente. On a pu parler de réalisme, dans le sens où le style des sagas se veut objectif. Nous rattacherions pour notre part ce style particulier qui rejette la copia verborum et l’ornement à l’understatement évoqué. Le non-dit est particulièrement important dans ces textes. On pourrait aussi y lier l’absence d’héroïsation des personnages. La saga refuse l’emphase qui nous semble caractériser la littérature héroïque, aussi bien au niveau du traitement des personnages, héroïques sans l’être (Grettir par exemple) que du style.

 

 

 

Eléments de bibliographie :

 

Les quinze textes essentiels se lisent chez Régis Boyer, Sagas islandaises, Gallimard, Pléiade, 1987. L'introduction fournit une étude approfondie, qui reprend et met à jour l'étude publiée en 1978 chez Payot par le même Boyer sous le titre Les sagas islandaises.

 

L'Epopée, Brépols, 1988 : typologie des sources du moyen âge occidental. C'est un aide-mémoire fort utile qui couvre les littératures latine, française, allemande, anglo-saxonne, scandinave et espagnole.

 

Pour une bibliographie quasi complète, voir : Gouchet et Lecouteux, Hugur, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne.

 

Sagas miniatures, Les Belles Lettres.

 

Torfi Tulinius, La matière du Nord, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 1995 : excellente analyse du rapport de la saga à la fiction, surtout chez Snorri Sturluson et sa Egils saga skallagrimssonar.

 

 

 

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